Les deux pays sont engagés depuis des années à bâtir chacun de leur côté une centrale électrique sur le même cours d’eau, la rivière Neelum, majestueuse coulée turquoise qui ondule parmi les vallées cachemiries.
Les deux projets, situés de part et d’autre de la Ligne de Contrôle (la frontière de facto entre les deux pays au Cachemire) sont désormais tout près d’aboutir, attisant les tensions.
« Nous espérons finir avant les Indiens », sourit Arif Shah, un ingénieur pakistanais travaillant sur le site depuis huit ans, tout en reconnaissant que la véritable pression vient du gouvernement, qui a promis de mettre fin avant les élections de 2018 aux coupures d’électricité qui paralysent l’économie du pays.
« C’est un sentiment fantastique de voir aboutir un projet historique », s’enthousiasme-t-il.
Plus de 6.000 ouvriers pakistanais et chinois s’affairent autour du futur barrage, le long des 28 km de tunnels souterrains ou dans la centrale elle-même, enfouie sous 400 mètres de roches au coeur de l’Himalaya. Elle devrait fournir 969 MW d’électricité d’ici mi-2018.
A la confluence de deux rivières, la gigantesque cathédrale souterraine de béton et d’acier est sur le point d’être achevée: les quatre générateurs sont en place, reste à établir les connexions avec les transformateurs et le réseau.
Côté indien, la centrale du Kishanganga est elle aussi en phase finale bien que son ouverture, prévue fin 2017, ait été retardée de plusieurs mois selon un responsable du secteur, notamment en raison des troubles au Cachemire.
– ‘Défi sérieux’ –
Cette région himalayenne est au coeur du conflit, actuellement en pleine résurgence, qui oppose depuis 70 ans les deux voisins et puissances nucléaires, menaçant périodiquement de déstabiliser tout le sous-continent indien, voire le monde entier.
L’Inde affirme avoir tué plus de 200 « rebelles » en 2017. Le Pakistan dénonce régulièrement « les graves violations des droits de l’Homme » perpétrées par les « forces d’occupation indiennes ». Trois guerres ont déjà eu lieu autour du Cachemire.
L’eau est une composante d’autant plus cruciale de la dispute que l’Inde et le Pakistan sont en état de stress hydrique depuis une décennie, selon l’ONU, avec des ressources en eau douce en baisse et des populations en pleine croissance.
Cette situation constitue « un défi sérieux pour la sécurité alimentaire et la croissance à long terme » du Pakistan, a récemment averti la Banque centrale pakistanaise dans un rapport.
– Géographie –
La géographie de la région exacerbe le problème. Le grand fleuve Indus est l’un des plus longs du continent et se joue des frontières ultrasensibles de ce pan d’Asie. Il prend sa source au Tibet, traverse le Cachemire puis irrigue 65% du territoire du Pakistan, notamment les vastes plaines fertiles du Pendjab, avant de s’écouler dans l’océan Indien.
Le Traité des eaux de l’Indus, péniblement ratifié en 1960 sous l’égide de la Banque mondiale, régule théoriquement la répartition de l’eau entre le Pakistan et l’Inde et est à ce titre considéré comme l’une des rares réussites diplomatiques entre ces deux pays.
Il attribue à l’Inde les trois affluents orientaux (le Beas, la Ravi et la Sutlej) et au Pakistan les trois affluents occidentaux (Indus, Chenab et Jhelum), et fixe les conditions d’utilisation de leurs eaux.
La rivière Neelum, un affluent du Jhelum, revient ainsi théoriquement au Pakistan, qui a lancé il y a un quart de siècle le projet de centrale de Neelum-Jhelum, afin de contrer le projet légal mais concurrent de Kishangaga au Cachemire indien.
Le Pakistan, situé en aval de l’Inde, craint que la centrale indienne ne réduise le volume d’eau qui lui parvient. La Banque mondiale a été saisie de plusieurs recours par Islamabad, qui reproche notamment à la centrale indienne son impact sur le flux du Neelum et la taille de sa retenue d’eau.
Selon le directeur de la centrale de Neelum-Jhelum, Nayyar Aluddin, la production d’électricité côté pakistanais pourrait s’en trouver diminuée « de 10 à 13% ».
– L’eau et le sang –
Mais les projets hydroélectriques sur la rivière Jhelum ne sont que l’un des points de friction entre les deux pays et le Traité de l’Indus fait face à des contentieux de plus en plus pressants.
Au-delà des bisbilles techniques, c’est surtout la crainte de voir l’Inde couper l’eau lors des saisons stratégiques pour l’agriculture qui rend le Pakistan fébrile. Cette éventualité est régulièrement remise sur le tapis par les médias indiens et pakistanais, attisant les tensions.
Le Premier ministre indien Narendra Modi lui-même a laissé entendre qu’il n’excluait pas des représailles de ce type après un attentat au Cachemire indien attribué à des insurgés pakistanais en septembre 2016. « L’eau ne (peut) couler avec le sang », a-t-il lancé.
Dans les faits pourtant, un blocage d’ampleur semble difficilement faisable techniquement, et aucune des parties n’a sérieusement cherché à remettre en cause le Traité de l’Indus.
« Les différends sur les barrages sont surtout le symptôme de mauvaises relations bilatérales », estime Gareth Price, chercheur chez Chatham House, un think tank britannique.
Et Islamabad doit aussi balayer devant sa porte, soulignait récemment Neil Buhne, un responsable de l’ONU au Pakistan, en appelant dans une récente tribune à « diversifier les ressources en eau » et surtout à tirer un trait sur des « gaspillages énormes ».
AFP